« Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d’autres provinces, ils filaient vers d’autres corps. Que subsistera-t-il, dans cet éclatement, de l’unité de son fils ? Comment raccorder sa mémoire singulière à ce corps diffracté ? Qu’en sera-t-il de sa présence, de son reflet sur Terre, de son fantôme ? »
Ce roman, j’en avais vu la présentation à la Grande Librairie, bien sûr… et les prix littéraires ont afflué… Grand prix RTL-Lire 2014 - Prix des lecteurs l'express-BFMTV 2014 - Prix littéraire Charles-Brisset 2014 - Prix orange du livre 2014 - Prix Paris Diderot-esprits libres 2014 - Prix Relay des voyageurs avec « Europe 1 » 2014 et Roman des étudiants France Culture-Télérama 2014. Rien que ça… Bon pour être honnête avec vous, je ne me fie pas vraiment aux prix littéraires… parfois je m’en méfie même un peu… mais là, certaines personnes que j’estime me l’avaient conseillé… donc j’avais envie de lire ce phénomène de l’année et me faire mon propre avis… chance, on me l’a prêté ! Donc voilà, je viens de le terminer.
Le début m’a déconcerté… une écriture spéciale avec des phrases à rallonge (ce que je n’aime pas particulièrement), des termes assez techniques sur le surf (Simon est un passionné de surf), activité dont je ne connais rien à part les images de vagues que l’on voit parfois à la télé… Cela m’a un peu refroidi, et j’ai eu un peu de mal à rentrer dans l’histoire… et puis Maylis nous prend par la main, les sentiments, les émotions, comme ça, l’air de rien… et on fait connaissance avec Simon… c’est singulier car on sait que Simon va mourir et donner son cœur pour que vive une autre personne… on fait connaissance aussi peu à peu avec son entourage… ses parents, sa petite sœur, ses copains, sa petite amie… on fait connaissance aussi avec le médecin qui va le réceptionner dans le service de réa et constater sa mort cérébrale (état très particulier de décès, mais avec toutes les apparences de la vie grâce aux appareillages médicaux modernes), avec le médecin chargé des transplantations, etc. On fait des allers et retours entre toutes ces personnes et d’autres, dans leurs vies, leurs sentiments, leurs passions… et les moments clés de cette journée et de cette nuit si particulières où tout se joue, s’entrechoque… on alterne émotions, humanité et techniques… peu à peu on passe du drame absolu de la mort d’un jeune homme, Simon, à un début d’acceptation de la réalité de sa mort et à la possibilité de donner quelques uns de ses organes pour que d’autres personnes vivent… on va accompagner toutes ces personnes jusqu’au moment où le transfert aura été effectué et que la vie reprend ses droits et continue. J’ai été particulièrement touchée par les parents de Simon. Maylis a su parler de tout ce qui peut se bousculer dans leurs têtes, leurs cœurs dans ce moment si dur et contre nature, où des parents doivent vivre et survivre à la mort de leur enfant.
Livre très fort, délicat, dur… Les angles pris pour le traiter sont vraiment bien vus… perso donc, juste un peu gênée par son écriture, parfois… mais cela n’enlève rien à sa force et je vous conseille vivement de le lire.
« Que deviendra l'amour de Juliette une fois que le cœur de Simon recommencera à battre dans un corps inconnu, que deviendra tout ce qui emplissait ce cœur, ses affects lentement déposés en strates depuis le premier jour où inoculé ça et là dans un élan d'enthousiasme ou un accès de colère, ses amitiés et ses aversions, ses rancunes, sa véhémence, ses inclinations graves et tendres ?
Que deviendront les salves électriques qui creusaient si fort son cœur quand s'avançait la vague ? »
Résumé éditeur :
"Le cœur de Simon migrait dans un autre endroit du pays, ses reins, son foie et ses poumons gagnaient d'autres provinces, ils filaient vers d'autres corps". Réparer les vivants est le roman d'une transplantation cardiaque. Telle une chanson de gestes, il tisse les présences et les espaces, les voix et les actes qui vont se relayer en vingt-quatre heures exactement. Roman de tension et de patience, d'accélérations paniques et de pauses méditatives, il trace une aventure métaphysique, à la fois collective et intime, où le cœur, au-delà de sa fonction organique, demeure le siège des affects et le symbole de l'amour.
« Car ce que Goulon et Mollaret sont venus dire tient en une phrase en forme de bombe à fragmentation lente : l'arrêt du cœur n'est plus le signe de la mort, c'est désormais l'abolition des fonctions cérébrales qui l'atteste. En d'autres termes : si je ne pense plus, alors je ne suis plus. Déposition du cœur et sacre du cerveau - un coup d’État symbolique, une révolution ».
Lien vers la fiche du livre sur Babélio
http://www.babelio.com/livres/Kerangal-Reparer-les-vivants/554621
« Elle réalise soudain qu'elle ne veut pas retourner chez elle, il n'est pas temps encore de revoir Lou, d'appeler sa mère, de prévenir les grands parents de Simon, les amis, il n'est pas temps de les entendre paniquer et souffrir, certains crieront dans le combiné, non, mon dieu, merde, putain c'est pas vrai, certains éclateront en sanglots quand d'autres la harcèleront de questions, prononceront des noms d'examens médicaux qu'elle ne connaîtra pas, lui citeront le cas d'une connaissance qui s'en est sortie quand on la croyait perdue.... »
« Sean soudain prend la parole : qu'est-ce qu'on va lui faire, concrètement ? il a dit "concrètement" - n'a pas émis ce balbutiement étranglé mais a tendu sa question, courageux en cet instant, soldat qui monte au feu, poitrail offert à la mitraille quand Marianne sert les dents sur la manche de son manteau. Ce qui aura lieu cette nuit dans l'enclave du bloc, l'idée qu'ils s'en font, ce morcellement du corps de Simon, sa dispersion, tout cela les épouvante mais ils veulent savoir. Rémige inspire longuement avant de répondre : on incise le corps, on prélève, on referme. Des verbes simples, des verbes d'action, des informations atonales pour contrecarrer la dramatisation liée à la sacralité du corps, à la transgression de son ouverture ».
« Ils vont s'éloigner mais Marianne se retourne une dernière fois vers le lit et ce qui la fige sur place est la solitude qui émane de Simon, désormais aussi seul qu'un objet, comme s'il était délesté de sa part humaine, comme s'il n'était plus relié à une communauté, inséré dans un réseau d'intentions et d'émotions mais errait, métamorphosé en une chose absolue, Simon est mort, elle se prononce ces mots pour la première fois, épouvantée soudain, cherche Sean qu'elle ne voit pas, se précipite dans le couloir, le découvre prostré accroupi contre le mur, lui aussi irradié par la solitude de Simon, lui aussi certain de sa mort à présent. Elle s'accroupit devant lui, cherche à soulever sa tête en plaçant ses mains en coupe sous sa mâchoire, viens, viens, partons d'ici - ce qu'elle voudrait lui dire c'est : c'est fini, viens, Simon n'existe plus ».
« (…) elle les voit qui passent devant elle, le père et la mère, (…) elle suit des yeux leur marche lente vers les hautes portes de verre ; s'adosse contre un pilier pour mieux les voir : la verrière est devenue miroir à cette heure, ils s'y reflètent comme se reflètent des fantômes à la surface des étangs les nuits d'hiver ; ils sont l'ombre d'eux-mêmes aurait-on dit pour les décrire, la banalité de l'expression relevant moins de la désagrégation intérieure de ce couple que soulignant ce qu'ils étaient encore le matin même, un homme et une femme debout dans le monde, et à les voir marcher côte à côte sur le sol laqué de lumière froide, chacun pouvait saisir que désormais ces deux-là poursuivaient la trajectoire amorcée quelques heures auparavant, ne vivaient déjà plus tout à fait dans le même monde que Cordélia et les autres habitants de la Terre, mais effectivement s'en éloignaient, s'en absentaient, et se déplaçaient vers un autre domaine, qui était peut-être celui où survivaient un temps, ensemble et inconsolables, ceux qui avaient perdu un enfant. »
« Ce qui la tourmente, c'est l'idée de ce nouveau cœur, et que quelqu'un soit mort aujourd'hui pour que tout cela ait lieu, et qu'il puisse l'envahir et la transformer, la convertir -histoires de greffes, de boutures, faune et flore ».
« Surtout, elle ne pourra jamais dire merci, c'est là toute l'histoire. C'est techniquement impossible; merci, ce mot radieux chuterait dans le vide. Elle ne pourra jamais manifester une quelconque forme de reconnaissance envers le donneur et sa famille, voire effectuer un contre-don ad hoc afin de se délier de sa dette infinie, et l'idée qu'elle soit piégée à jamais la traverse ».