« Je consomme autant de viande ici
en un hiver
qu’un pauvre en mange en Haïti
durant toute une vie.
Je suis passé en si peu de temps
de végétarien forcé à carnivore obligé.
Dans ma vie d’avant la nourriture
était la préoccupation quotidienne.
Tout tournait autour du ventre.
Dès qu’on avait de quoi manger tout était réglé.
C’est une chose impossible à comprendre
pour ceux qui ne l’ont pas vécue ».
Cela fait longtemps que j’ai dans l’idée de lire Dany Laferrière… Sa vie est entremêlée à deux pays qui me touchent… bien sûr et avant tout par le Québec, pays si cher à mon cœur… et Haïti, pays que j’ai deviné, senti quand je suis allée en République Dominicaine, toute proche… Et puis, tout de même, il est entré à l’Académie Française…. je pouvais donc imaginer qu’il écrit bien.
Et oui, il écrit bien, même très bien. Ça a été un réel plaisir de le lire, même si au début j’ai été un petit peu déroutée par sa manière de le faire… souvent à la lisière de la poésie, des paragraphes courts, entrecoupés de récits plus longs, plus classiques… mais avec un charme qui m’a envouté très rapidement. Ce n’est pas du tout comme Gabriel Garcia Marquez, mais il y a tout de même un petit quelque chose dans la manière de parler de la réalité, de façon, parfois, souvent un peu décalée… un pied dans le réel, un autre dans l’imaginaire, dans les étoiles… son écriture est parcourue par un même souffle épique, différent… il y a aussi une certaine proximité avec la mort, le passé…. j’ai beaucoup aimé me laisser embarquer dans son écriture, me laisser prendre par ses mots qui par moments sont de vraies pépites d’émotion.
Il sait très bien parler de son état d’exilé au Québec, du décalage entre l’homme du sud et les grands froids de l’hiver canadien… de son état de « choc » à l’annonce du décès de son père qu’il ne connait pas tant que ça, finalement… il se rend à son enterrement à Manhattan puis prend le chemin du retour, 33 ans après, vers son pays natal, Haïti pour annoncer le décès de son père à sa mère restée au pays. En douceur.
Retour vers ses racines, sa mère, sa sœur, sa famille, ses amis, ses souvenirs… retour étrange, ambigu,… impressions de se sentir étranger dans son propre pays. Et à l’inverse, Montréal lui manque… Où est sa véritable identité ?
Voyage intime, passionnant d’un homme à la recherche de lui-même. Eclairages également sur un pays pauvre, très pauvre, officiellement sorti de la dictature, mais dans la réalité, qu’en est-il ? La vie dans ce petit bout d’île est-elle un éternel recommencement avec son neveu qui pense à partir lui aussi et à écrire…
Un livre que j’ai lu rapidement et que j’ai beaucoup aimé. Si vous voulez découvrir Dany Laferrière je vous le conseille vivement.
« La chose la plus subversive qui soit,
et je passe ma vie à le dire,
c'est de tout faire pour être heureux
à la barbe du dictateur.
Le dictateur exige d'être au centre de notre vie
et ce que j'ai fait de mieux dans la mienne
c'est de l'avoir sorti de mon existence.
J’avoue que pour ce faire il m'a fallu jeter
parfois l'enfant avec l'eau du bain ».
Résumé éditeur :
Un jeune homme de vingt-trois ans a quitté son pays de façon précipitée. Un homme épuisé y retourne, trente-trois ans plus tard. Le jeune homme est passé de l’étouffante chaleur de Port-au-Prince à l’interminable hiver de Montréal. Du Sud au Nord. De la jeunesse à l’âge mûr. Entre ces deux pôles se trouve coincé le temps pourri de l’exil.
Une nuit, un coup de fil lui apprend le décès de son père à New York. Ce père qu’il n’a pratiquement vu qu’en photo. Cet événement le fait quitter la baignoire pour prendre la route. D’abord n’importe où, vers le nord; comme un adieu à cet univers de glace qui l’a tenu au frais si longtemps. Puis à New York pour les funérailles de son père, que l’exil avait rendu fou. Il compte le ramener à son village natal de Barradères, dans le sud d’Haïti. Pas le corps, qui appartient au voyage. Plutôt l’esprit. Des funérailles sans cadavre. Et le voici à Port-au-Prince, où il se terre dans une chambre à l’hôtel, n’osant regarder cette ville qu’il a tant rêvée là-bas dans sa baignoire, à Montréal.
Si, dans Je suis un écrivain japonais, Dany Laferrière s’était donné pour but de vider le concept d’identité de tout son contenu, il poursuit ici l’objectif contraire. Qu’est-ce qui fait que nous venons indéniablement d’un lieu, d’une culture ? Pourquoi sommes-nous toujours le fils de notre père ? Un roman à la forme neuve, originale, qui mêle haïku et narration. Un livre grave, poétique, onirique, réaliste. Le livre d’un très grand écrivain.
« Si on meurt plus vite qu’ailleurs,
la vie est ici plus intense.
Chacun porte en soi la même somme d’énergie à dépenser
sauf que la flamme est plus vive quand son temps pour la brûler
est plus bref ».
Lien vers la fiche du livre sur Babélio
http://www.babelio.com/livres/Laferriere-Lenigme-du-retour/140933
« Chaque famille a son absent dans le portrait de groupe. Papa Doc a introduit l’exil dans la classe moyenne. Avant, un pareil sort n’était réservé qu’à un président qui venait de subir un coup d’Etat ou à un de ces rares intellectuels qui pouvait être aussi un homme d’action ».
« C’est par le bruit que la Caraïbe
est entrée en moi.
J’avais oublié ce vacarme.
Cette foule hurlante.
Ce trop-plein d’énergie.
Ville de gueux et de riches
débout avant l’aube ».
« Je note en croisant une petite foule en prière
qu’on parle ici de Jésus
sans arrière-pensée mystique,
comme s’il s’agissait
d’un type qu’on
a l’habitude de croiser
au coin de la rue.
Si on attend tout de lui,
on se contente finalement de peu.
La moindre surprise est accueillie
comme un miracle.
L’équilibre mental vient du fait
qu’on peut passer, sans sourciller,
d’un saint catholique à un dieu vaudou.
Quand saint Jacques refuse
d’accorder telle faveur
on va vite faire la même demande
à Ogou qui est le nom secret donné
à saint Jacques quand le prêtre a exigé
aux fidèles de renier le vaudou
pour pouvoir entrer dans l’Eglise ».
« Ce jeune homme qui nous a paru
si inquiétant avec ses cicatrices
au visage s’est révélé très doux.
Les blessures lui ont été faites
par un voleur surpris dans son champ.
Comme cela arrive bien souvent on avait
confondu victime et bourreau ».
« Nous avons deux vies.
Une qui est à nous.
La seconde qui appartient
à ceux qui nous connaissent
depuis l’enfance ».